CHAPITRE 5
Une fois dehors, une camionnette les suivit. A l’approche de l’astronef, Zainal ouvrit l’unité-com du vaisseau pour prévenir Gino de leur retour. La rampe se déplia ; Gino et le reste de l’équipage vinrent les accueillir sur le seuil du sas. Kris remarqua l’air sombre de Zainal, quand il ouvrit le compartiment de la soute contenant les lingots. Il regrettait sans doute d’en avoir parlé. Mais elle trouvait qu’une escorte de sécurité mobilisée pour récupérer le matériel d’Eric justifiait cet échange. Botany ne produisait pas beaucoup de métaux, mais ils étaient de qualité supérieure. Elle pensa que les mineurs regretteraient moins de perdre cuivre, zinc, étain et plomb, même si, à bien des égards, ces métaux étaient plus utiles que l’or, l’argent et le platine. Néanmoins, elle vit avec quel regret Zainal se sépara des lingots, et avec quel empressement les hommes de Vitali les reçurent.
Kris n’alla pas se coucher tout de suite. Elle ne cessait de repenser à l’importance de l’entrevue avec Vitali et à d’autres informations, moins visibles, qu’elle avait rassemblées. La victoire de la Terre était vaine, malgré des signes de reprise. Les râblés étaient une excellente monnaie d’échange et, même s’ils en avaient encore pas mal de plateaux, ils pouvaient offrir aussi du pain frais, signe de leur bonne volonté et pour acquitter des « taxes » inattendues. Elle sortit un autre sac de farine de sa réserve et fit suffisamment de pâte pour trois fournées. La pâte lèverait pendant la nuit ; elle façonnerait des petits pains qui seraient prêts pour l’excursion à Manhattan.
Kathy était toujours en grande conversation avec Wendell, qui bavait presque d’envie devant le sat com de la soute. Elle écoutait avidement ses remarques, griffonnant des notes, les yeux brillants, et, se dit Kris, très détendue.
Kris s’endormit dès que sa tête eut touché l’oreiller ; Zainal marmonna « qui est là ? » d’une voix ensommeillée, elle lui répondit d’un baiser, et il sombra de nouveau, un sourire béat sur les lèvres. Elle maudit l’alarme qui la fit sursauter le lendemain matin, mais elle se leva vivement pour l’éteindre avant qu’elle ne réveille Zainal. A la cuisine, elle alluma le grand four, pétrit la pâte et en fit des petits pains qu’elle enfourna avant de préparer le porridge du déjeuner. Elle se demanda si elle pourrait trouver des raisins secs et de la cannelle quelque part dans Manhattan. Voilà longtemps qu’elle avait envie de viennoiseries.
L’odeur du pain frais les tira tous du lit avant que le klaxon ne les réveille.
Ils étaient habillés et prêts à partir quand les capteurs de sécurité sonnèrent l’alerte de proximité. Chuck accueillit ceux qui arrivaient dans une camionnette délabrée. Il lorgna la plate-forme, mais elle semblait assez longue pour contenir l’équipement d’Eric. Il jeta un rouleau de corde sur les deux monte-charge volants que lui et Clune chargèrent avec précaution, ignorant les questions des gardes intrigués.
La cabine avait une longue banquette, sur laquelle prirent place Zainal et Kris. Elle était assise près du chauffeur, un grand sac à dos plein de petits pains sur les genoux, qu’elle s’efforçait de ne pas écraser contre le tableau de bord. Le pistolet du chauffeur s’enfonçait dans sa hanche gauche, alors elle se déplaça légèrement sur la droite. L’odeur du pain rivalisait avec celle de l’huile de moteur, du diesel et des corps mal lavés. Aussi discrètement que possible, elle rapprocha le sac de son nez. Puis comme un dernier passager se coinçait entre Zainal et la portière, elle dut se coller contre le holster du chauffeur. Quelqu’un poussa vigoureusement la porte de l’extérieur afin de la fermer.
– Désolé qu’on soit si serrés. Je suis Jelco, votre guide officiel pour la tournée de Manhattan, dit-il, saluant aimablement Zainal et Kris. Le chauffeur, c’est Murray. Il parle peu mais il conduit bien. On a de la veine de l’avoir. Il se vante de connaître tous les trous et toutes les bosses de chaque rue et avenue de la ville.
Kris tourna courtoisement la tête sur sa gauche pour le saluer, et resta sidérée devant son sourire édenté. Elle se demanda s’il savait qu’il conduisait un dentiste à son ancien cabinet. Elle se demanda aussi s’il apprécierait le bon pain croustillant qu’elle avait dans son sac. Murray n’avait même pas regardé le sac, mais il devait avoir senti le pain parce que ses narines palpitaient de temps en temps, et il se léchait souvent les lèvres. Ça lui mettait sans doute l’eau à la bouche. L’odeur du pain frais a sa propre magie.
– Dover et Wylee sont nos gardes, si ça vous intéresse. Des types super.
Kris l’espérait bien.
– On aura Kejas et Potts pour traverser le tunnel. Ce sont les hommes du coord de Manhattan cette semaine. Ils ont des brassards rouges.
Il montra le brassard vert de son bras.
– On est de service au tunnel une semaine sur deux.
Zainal hocha la tête.
134
W
Il y avait peu de circulation quand Murray sortit lentement de l’aéroport de Newark ; ses vastes parkings étaient déserts, à part quelques vieilles voitures calcinées. Puis il s’engagea sur une autoroute à trois voies. Sur les bas-côtés envahis de mauvaises herbes, arbustes et arbres chétifs arboraient quelques bourgeons, et, par-ci, par-là, on voyait un forsythia en fleur. Quittant l’autoroute, ils empruntèrent bientôt la bretelle conduisant au Tunnel Lincoln. Les panneaux de signalisation avaient été arrachés, mais la voie pleine de trous remplis de gravier était déserte, hormis leur camionnette et une carriole remplie de ce que Kris jugea être des sacs de pommes de terre, laborieusement tirée par deux hommes déguenillés. Elle n’était pas montée sur pneumatiques, mais avait des roues en bois cerclées de métal, et ses essieux mal lubrifiés grinçaient. Trois petits garçons, qui marchaient derrière, lorgnèrent la camionnette. Devant leurs frimousses pleines de terre, Kris se demanda s’ils avaient arraché les patates de la carriole. L’entrée du Tunnel Lincoln, côté New Jersey, n’avait jamais été un quartier résidentiel, même à sa belle époque ; elle était à présent ravagée, ses hauts murs criblés d’impacts de balles. Des tas de débris, résultant sans doute des combats livrés pour en protéger l’entrée, avaient été repoussés sur le côté, dégageant deux voies sur les six d’origine, une de chaque côté de la glissière centrale.
– Sérieux combats ! s’exclama-t-elle, angoissée par la désolation ambiante et ressentant le besoin de parler.
Murray hocha la tête.
– Seul accès à l’île par le milieu de la ville, m’dame, alors il fallait le défendre.
Jusqu’au dernier ? se demanda-t-elle.
– Hum, ils ont bien fait, dit-elle sans se compromettre.
Puis l’horizon se dégagea sur la gauche. Cette portion avait toujours offert une vue à couper le souffle sur New York, le long d’un large virage menant aux caisses du péage et à l’entrée proprement dite du tunnel. Mais la vue n’avait rien à voir avec ses souvenirs. On aurait dit que tous les gratte-ciel avaient été raccourcis. Oh, le Chrysler et l’Empire State étaient toujours debout, mais d’autres, tel le complexe de Radio Cité, avaient été étêtés. Il y avait des lacunes dans la silhouette légendaire de la ville. Ils roulèrent vers l’immense place précédant l’entrée, franchissant les péages maintenant réduits à l’état de gravats. Des morceaux de véhicules calcinés, poussés sur les côtés comme sur la route d’approche, témoignaient silencieusement de la férocité de l’attaque et de la défense.
– Penser qu’autrefois on râlait parce qu’on faisait la queue, remarqua Jelco.
Des hommes armés apparurent, sortant d’un abri en tôle galvanisée, niché à l’ombre côté est. Murray ralentit, s’arrêta, coupa le moteur et prit une liasse de papiers coincée sous le pare-soleil. Jelco sauta à bas de la cabine et avança vers les gardes qui approchaient, arme à la bretelle. Jelco avait un bout de papier à la main, décoré de tampons et de rubans verts ; il crut distinguer Kris puis se lança dans une conversation sérieuse avec un garde en lui montrant le papier, tandis qu’un grincheux qui sentait la sueur feuilletait les papiers de Murray. Malheureusement, le vent apportait son odeur jusqu’à la camionnette. A l’évidence, il n’y avait plus de savon ni de déodorant.
– Est-ce que vous aimeriez un petit pain ? demanda Kris, le tendant par la portière pour qu’il le voie bien.
Elle crut un instant que toute l’escouade allait se ruer sur la camionnette, mais l’interlocuteur de Jelco donna un ordre bref, et ils modérèrent leur allure. Elle passa les petits pains à Murray qui les distribua ; elle remarqua qu’il en faisait tomber un sur ses genoux, et elle se demanda comment il ferait pour le manger sans dents. Il en détacha simplement une bouchée qu’il se lança dans la bouche, les yeux dilatés de gourmandise.
– Merci, mademoiselle, dit le premier garde en saluant, avant de passer les petits pains au reste de son unité.
– Klaus ! hurla-t-il, pour attirer l’attentionné son chef, lui lançant un petit pain que l’autre rattrapa au vol.
– Désolé, m’dame, mais on a ordre de fouiller. Becky, au trot, gueula-t-il par-dessus son épaule, et une femme soldat s’avança vivement.
Kris n’avait jamais été fouillée, mais après ce qu’elle avait vu du tunnel et de ses environs, elle n’avait pas l’intention de protester contre cette mesure de sécurité. Klaus fit signe à Zainal de descendre, pour qu’on puisse le fouiller aussi.
– Elle n’a rien, dit Becky, après lui voir rapidement tâté les bras, les jambes, le dos et la taille, et Kris lui offrit un petit pain.
– Merci. Je n’ai pas mangé du pain frais depuis une paye.
Elle mordit dedans avec une énergie presque sauvage, et mastiqua vigoureusement, hochant la tête d’un air satisfait. En tout Kris avait distribué une douzaine de petits pains avant qu’on lui fasse signe de remonter dans la camionnette. Elle se félicita de cette distribution en voyant les gardes si contents.
– Je m’appelle Wylee, dit le petit homme qu’accompagnait Jelco. Je voulais juste vous dire que les ventilateurs ont expulsé l’air vicié. Dans votre groupe, y a-t-il quelqu’un qui ait de l’asthme ou des problèmes respiratoires ?
Il regardait Kris en parlant, s’efforçant d’ignorer la solide silhouette de Zainal.
– Pas à ma connaissance.
– C’est qu’au milieu du tunnel, l’air n’est pas purifié à cent pour cent, m’dame. Si quelqu’un a des problèmes, appelez-moi, d’accord ? Nous avons des respirateurs, dit-il, montrant son sac à dos.
A son air, il n’avait pas envie de les utiliser à moins d’une urgence. L’oxygène est toujours gratuit, non ? pensa Kris, à la limite de la révolte. Mais elle ne savait pas ce qu’avaient dû affronter ceux restés sur la Terre, alors elle ravala ses protestations. Elle sentit la camionnette s’affaisser lorsque les autres hissèrent Wylee sur la plate-forme.
Quand Murray s’engagea dans la partie gauche du tunnel, elle eut d’autres soucis. Elle n’était pas claustrophobe, mais l’idée de toute cette eau au-dessus de sa tête la mettait mal à l’aise, et elle chercha, sur le carrelage crème des murs, des signes d’absence de maintenance. Elle ne savait pas quoi exactement, mais des lézardes et des taches de moisissure en seraient des indices évidents. Pourtant, si c’était l’un des deux seuls accès à l’île de Manhattan, ils avaient intérêt à le maintenir en bon état.
Elle s’étonna de voir un énorme tombereau à l’entrée, et remarqua qu’il était hérissé de bouts de métal et de ciment. Puis la camionnette fit un écart sur la droite, et elle aperçut le châssis calciné d’une voiture sur la gauche. Ce n’était que la première épave qu’elle découvrirait dans le tunnel. Il y en avait peu de calcinées, mais toutes étaient dépouillées jusqu’au châssis.
– Recyclage, dit Murray, la bouche pleine.
– On sortira les épaves du tunnel un de ces quatre, dit joyeusement Jelco. Et de temps en temps, quand on guide un groupe, on leur fait trimbaler un châssis pour nous.
Une fois en dehors de l’entrée du tunnel, Kris constata que la passerelle de sécurité surélevée courant le long de la paroi était endommagée, mais que les carreaux et le ciment qui avaient dû tomber avaient été évacués.
– C’est là qu’on a arrêté les envahisseurs, dit Jelco, montrant du doigt avec fierté l’endroit où se terminaient les dégâts. Mais il faut dire, ajouta-t-il, lançant un regard en coin à Zainal, que les Cattenis n’aiment pas être sous terre, hein ?
A son air, il aurait aimé que Zainal réagisse.
– C’est assez vrai, dit Zainal avec un calme souverain. Vous avez bien fait de combattre les soldats cattenis. Aucune autre espèce ne l’a fait.
– Il paraît, répondit aimablement Jelco.
Cet échange sembla plaire aux deux participants, et le reste de la traversée, qui leur fit doubler de nombreux véhicules détruits jusqu’au châssis, se passa sans autre remarque. Kris se souvint de ce qu’avait dit Wylee sur la circulation de l’air ; la puanteur devait sortir de son imagination, mais les odeurs d’essence, d’huile de moteur et de pneus brûlés étaient assez fortes pour qu’elle respire à peine cet air vicié. A bord, ça sentait aussi le renfermé, mais ce tunnel était plein de remugles écœurants.
– On y est presque, m’dame, murmura Jelco, rassurant.
Elle fut incontestablement soulagée de voir bientôt de la lumière.
Elle sourit et, se tournant vers lui, hocha la tête. Elle serait contente d’emplir ses poumons d’air pur. La camionnette sortit enfin du tunnel. Des débris de l’ancien bâtiment de l’Autorité portuaire étaient amoncelés autour de la sortie. Elle prit une profonde inspiration, et le regretta aussitôt, car l’odeur fétide des ordures et de la pourriture faisait presque paraître l’air du tunnel parfumé. Deux immenses bennes étaient placées de chaque côté de la sortie, toutes deux pleines à ras bord de débris extraits du souterrain. Peut-être qu’ils auraient pu utiliser leurs monte-charge pour en sortir d’autres, tels les châssis de voitures. Mais Zainal avait dit que leurs batteries ne fonctionnaient qu’épisodiquement, et qu’il n’en avait pas de rechange.
Puis ils durent subir une seconde fouille, et elle distribua le reste des petits pains. Ils montrèrent une fois de plus leurs papiers d’identité, et Wylee sauta à bas de la plate-forme pour aller négocier avec les chefs, fier de distribuer les petits pains aux gardes reconnaissants.
– On a le feu vert, dit-il, venant à la portière. Roule, Murray, ajouta-t-il avec un geste plein de panache.
Murray sourit jusqu’aux oreilles, des miettes de pain encore sur les gencives, et passa la première, ignorant les grincements de la boîte de vitesses. Kris espéra que le véhicule tiendrait le coup jusqu’à ce qu’ils rapportent le lourd équipement dentaire.
La camionnette remonta la Quarante et unième Rue et s’engagea dans la Dixième Avenue.
– Je peux faire un détour par Broadway pour vous montrer Time Square, proposa Murray. Ça n’usera pas beaucoup d’essence.
– J’aime mieux pas, Murray, merci, répondit Kris.
Elle avait vu cette célèbre place autrefois lors d’un mariage avec sa famille, et elle se rappelait vaguement les immenses affiches vantant les cigarettes, et les lumières multicolores en plein jour, mais elle ne pensait pas pouvoir supporter de la voir en ruine. Et elle ne voulait pas que Zainal la voie autrement que dans tout son éclat.
Les nids-de-poule faisaient de la Dixième Avenue un véritable champ de mines, où Murray roulait lentement. Le quartier n’avait jamais été l’un des plus beaux de New York ; c’était encore pire maintenant. Un tas de gros os d’aspect inconnu occupait un coin de rue. Et le poteau d’un panneau indicateur s’ornait d’un énorme crâne. Elle ne voyait pas à quel animal il pouvait avoir appartenu.
–
– On a bien rigolé cette nuit-là, dit Murray, la regardant avec un grand sourire. C’était un rhinocéros, hein, Jelco ?
Jelco hocha la tête, souriant à ce souvenir.
– Un rhinocéros ? bredouilla Kris, incapable de s’en empêcher. C’est un grand ruminant d’Afrique. Comment diable…
Elle regarda Murray et Jelco, attendant une explication.
– Ben, on ne pouvait plus nourrir les animaux du zoo, alors c’est eux qui nous ont nourris.
– Oh !
– Ça me manque de ne pas aller au zoo le dimanche, dit Murray. Il y a eu assez à manger pour tout le monde, mais c’était coriace, même avec des dents.
Il sourit de nouveau.
– Et avec les os, on a eu de la soupe pendant des semaines. Un jour, peut-être qu’on élèvera un monument ici. En remerciement du meilleur repas qu’on ait eu depuis des semaines.
– Ils ont été tués humainement, m’dame, dit Jelco. C’était mieux que de nous laisser mourir de faim, et eux aussi.
– Oui, oui, je comprends la situation, murmura-t-elle.
Elle se tut et compta les rues les séparant de Columbus Circle. Il y avait encore quelques panneaux de signalisation debout, puis les immeubles résidentiels – si l’on peut qualifier de « résidentielles » des bâtisses délabrées – firent place aux immeubles de bureaux. Elle réalisa, alors que peu d’entre eux, sauf aux étages supérieurs, avaient encore des vitres à leurs fenêtres. La plupart des murs étaient criblés d’impacts de balles, et beaucoup d’entrées n’avaient plus de portes.
Elle n’avait pas vu grand monde jusque-là, mais à l’approche de Columbus Circle, des gens se hâtaient dans toutes les directions, les bras chargés ou traînant de petits caddies à provisions.
Columbus Circle proprement dit la surprit – plus d’expositions de tableaux, mais des carrioles et des échoppes rudimentaires, certaines avec des auvents pour protéger du soleil et de la pluie ce qu’elles avaient à offrir. Elle vit aussi d’autres carrioles comme celle des pommes de terre.
– C’est bizarre tous les jours maintenant, dit Wylee, et Kris cligna des yeux, car l’endroit était effectivement bizarre.
Non seulement il y avait des chalands qui marchandaient avec ardeur, mais des nuées d’hommes, arme à la bretelle, qui pouvaient tirer rapidement. Ils portaient des brassards rouge vif et des bérets ornés d’insignes divers.
– On est à présent sur le domaine du coord en chef, l’informa Jelco, touchant son propre brassard vert. Ils maintiennent l’ordre.
– L’ordre ? répéta Kris, stupéfaite.
– Tu n’as pas idée comme les gens s’excitent quand une bonne affaire leur passe sous le nez, dit Jelco. Newark a ses marchés le samedi et le dimanche à l’aéroport. Personne n’aime vraiment y être de service mais, de temps en temps, on a l’occasion de trouver quelque chose de bon à manger.
– Comme mes petits pains ? demanda Kris.
– Ça, c’était classe, m’dame, dit-il avec sérieux. Tu en as encore ? demanda-t-il avec hésitation.
– Ça nous faciliterait les choses avec le coord en chef ?
– Sûrement, m’dame. Tu n’as pas idée.
Sans doute, se dit-elle. Mais il est vrai qu’elle avait eu les réalités de Barevi et de Botany pour lui ouvrir les yeux. Elle pensa fugitivement aux gorupoires, qui lui avaient semblé si juteuses dans les forêts de Barevi où elle s’était réfugiée. Elle se trouvait privée de tout à l’époque ! Elle se demanda combien elle pourrait vendre de gorupoires fraîches à tout ce bazar.
Murray suivit sagement la circulation, puis tourna dans la vaste aire de stationnement de l’immeuble d’Eric, qui dominait cette partie de la place. Immédiatement, Jelco sauta à terre, tandis que les gardes, postés à l’entrée de l’immeuble, s’avançaient pour les faire circuler.
Il fit un signe pressant à Kris, lui intimant de le rejoindre, et elle cria à quelqu’un d’apporter une nouvelle provision de petits pains. Ce fut Eric qui arriva, la courroie du sac à dos passée sur l’avant-bras, et un petit pain à la main. Le sac fut vidé en un clin d’œil, puis Eric fouilla dans ses poches et en sortit sa patente et sa carte professionnelle, qui furent passées à la ronde pour vérifier sa bonne foi. Plusieurs gardes firent circuler les curieux, et ils comprirent pourquoi Vitali leur avait attribué des gardes.
La demande d’Eric fut acceptée, alors il fit signe à Kris, à Zainal et aux autres de le rejoindre. Certains lorgnèrent bizarrement Zainal, mais il était au milieu d’hommes armés qui lui faisaient manifestement confiance, aussi cessèrent-ils de lorgner cet unique Catteni.
– Vous avez de la veine, dit le chef des gardes quand ils approchèrent, Dover et Wylee occupés à décharger les monte-charge. Nous avons encore de l’électricité pour une demi-heure.
– Tu veux dire que l’ascenseur marche ? s’écria Eric, regardant leur groupe, les yeux brillants de soulagement.
– Ouais. L’attribution hebdomadaire. Vous arrivez à point, dit le garde, mordant une bouchée de pain les conduisant dans le hall.
A l’évidence, c’était un emplacement de choix, à en juger par le raffinement des échoppes.
– Dégagez. Affaire officielle.
Il chassa les chalands, au milieu des protestations volubiles des marchands. Puis ils arrivèrent devant les ascenseurs, et il enfonça le bouton d’appel avec ostentation. Une lumière tremblotante s’alluma au-dessus de la porte. L’ascenseur descendait.
Kris avait des doutes sur son fonctionnement, à en juger par les grincements venant de la cheminée, mais elle n’avait pas envie de monter dix-huit étages à pied, et encore moins de les descendre.
– Il marche dans les deux sens ? demanda Eric.
– Seulement si vous ne descendez pas plus de poids que vous n’en montez, l’informa le garde. Il est vieux et entêté. Il a tendance à faire des caprices et à s’arrêter entre les étages. Il y a des passagers qui restent coincés des heures.
Eric soupira.
– On va être serrés avec mes unités, dit-il avec hésitation, mais il fut malgré tout content d’entrer dans la cabine, regardant Jelco et Dover qui chargeaient les monte-charge.
La porte se referma en grinçant, on entendit des sifflements, secousses et bruits alarmants de chaînes, avant que l’ascenseur ne commence à s’élever. Le regard de Kris tomba sur la notice d’inspection présente dans la plupart des ascenseurs. C’était un Otis, une marque fiable, se dit-elle, et une note griffonnée à la hâte l’informa qu’il avait été révisé pour la dernière fois le 2 juillet 1992.
Sa vie en eût-elle dépendu que Kris ne se serait pas souvenue de la date du jour. Il faisait chaud, et les fleurs de forsythia donnaient à penser qu’on était au début du printemps. Le temps semblait s’être arrêté… du moins le temps enregistrable. Il y avait si longtemps qu’elle vivait au jour le jour, reconnaissante de vivre chacun jusqu’au bout, les semaines finissant par faire des mois, puis des années, mais elle n’aurait pu dire quel jour, quelle semaine, quel mois ni quelle année elle vivait actuellement. Et elle ne voulait pas se mettre dans l’embarras en posant la question. D’ailleurs, le temps sur Botany était différent du temps sur la Terre.
L’ascenseur s’arrêta d’une secousse, mettant fin à ses craintes de rester bloquée entre deux étages. Non seulement l’ascenseur était monté, mais il s’était arrêté à l’étage désiré. Comme preuve, les chiffres en or encadrés de blanc indiquant qu’ils étaient au dix-huitième. Eric sortit le premier et partit vivement sur la droite, les autres sur ses talons. Des deux côtés du couloir, les portes étaient entrouvertes, ce qui éclairait leur chemin, mais leur montra aussi que peu de locaux avaient échappé au pillage. C’étaient surtout les chaises qui avaient disparu, mais Kris pensa que certains étals du hall avaient autrefois été des tables aux étages supérieurs. Des rideaux déchirés claquaient dans les courants d’air.
Eric poussait des exclamations stupéfaites. Il n’eut pas besoin des clés qu’il avait apportées, car sa porte, elle aussi, avait été forcée. Mais il se rua dans son cabinet et cria de soulagement en constatant que son fauteuil dentaire et l’unit, la tour aux instruments, étaient toujours là. Le soulagement fit place à quelques jurons quand il vit que les tiroirs aux fournitures étaient ouverts.
– Ils ont jeté un coup d’œil et n’ont rien trouvé d’utile, dit-il après une inspection, en règle.
– Bon, maintenant, où sont les prises de courant ? Comme l’a dit l’autre, il y a de l’électricité en ce moment, et je n’ai pas envie d’électrocuter quelqu’un, surtout pas moi, dit Herb Bayes en s’avançant.
Eric lui montra comment débrancher les appareils. Kris se rappela ces unités commandées au pied qu’utilisait aussi son dentiste, autrefois. Ils durent relever le tapis pour dévisser les boulons qui fixaient les appareils au sol.
– Si tu veux bien m’aider, Kris, dit Eric, j’ai du matériel dans la pièce à côté.
Il poussa la porte d’une petite antichambre pleine de placards et de tiroirs, dont beaucoup étaient ouverts. Examinant le contenu de l’un d’eux, il poussa une fois de plus un cri de soulagement.
– Il reste assez de plateaux porte-empreintes, même pour des mâchoires de Cattenis, marmonna-t-il entre ses dents.
Ouvrant un petit placard mural, il en sortit des sacs en papier ornés du logo de Saks Cinquième Avenue, et du papier bulle.
– Tiens, aide-moi à emballer ces trucs, Kris.
Il ouvrit les tiroirs qu’elle devait vider, et disparut dans un placard.
– Parfait, parfait, dit-il, attirant à lui du papier bulle pour emballer mortiers, pilons et autres outils dont Kris ne savait pas les noms. Maintenant, s’il reste des fournitures à Eddie Spivak, on est parés, même pour une planète aussi arriérée que Barevi. Tu n’imagines pas comme je me trouve veinard, Kris, dit-il, béat de contentement.
– Un point pour nous, Eric, dit-elle d’un ton encourageant.
Le temps qu’ils retournent dans la pièce principale, les hommes avaient fini de débrancher le fauteuil dentaire et l’unit, et les chargeaient sur les monte-charge. Zainal leur expliquait le fonctionnement des commandes disposées sur le long côté. Ils attachèrent le fauteuil à l’aide de la corde que Jelco avait jetée dans la camionnette.
– Hé, gardez de la corde pour la roulette, elle est plus importante que le fauteuil, s’écria Eric.
– Pourquoi tu ne l’as pas dit plus tôt ? rétorqua Bayes, haletant, tirant sur un nœud pour s’assurer de sa solidité.
– Va voir si tu trouves quelque chose pour attacher la roulette, Kris, dit Eric, montrant le couloir.
Kris sortit, autant pour échapper à la tension régnant dans la pièce que pour se rendre utile. Elle ne voyait pas où elle pourrait trouver une corde – tous les objets utiles avaient été volés depuis longtemps. Mais elle découvrit des rideaux poussiéreux en tissu épais et, s’étonnant qu’ils fussent toujours là, elle en arracha trois paires. Ce devait avoir été un cabinet d’avocat, à en juger par les reliures des livres. C’était assez comique d’utiliser des draperies comme cordes, mais une fois de retour dans le cabinet d’Eric, elle lui demanda quelque chose de tranchant pour les couper, et il lui tendit un couteau. Elle découpa les rideaux en lanières qu’elle noua pour en faire une corde de fortune. Il y en avait des mètres, prêts à temps pour attacher l’unit sur la plate-forme. Ils fixèrent plusieurs ballots avec du scotch. Ils ajoutèrent des textes et des livres de références, des uniformes d’infirmières et des tabliers. Il y avait encore des paquets à porter pour Eric et elle. Zainal en ramassa plusieurs à ses pieds, et ils furent prêts à attaquer la longue descente.
Les hommes, à qui Zainal montrait comment manœuvrer leurs charges encombrantes, enfilèrent le couloir vers la cage d’escalier. Heureusement, les unités électriques étaient faciles à manœuvrer, même si la descente jusqu’au palier suivant exigea certaines précautions, mais une fois qu’ils eurent pris le coup de main, ils descendirent assez rapidement. Sans les monte-charge, ils n’y seraient jamais parvenus. Même ainsi, ils étaient tout essoufflés et en sueur, y compris Zainal, quand ils atteignirent le dernier palier. Kris s’appuya lourdement contre le mur, s’efforçant de ralentir ses rythmes respiratoire et cardiaque.
– Je ne suis pas aussi en forme que je le pensais, reconnut Eric, s’essuyant le front de sa manche. Vous avez été super, les gars, dit-il avec un grand sourire.
– Ouais, ouais, répondit Dover d’un ton caustique.
– Soins dentaires gratuits pour toute la famille ? proposa Eric.
– Si tu commences ici, Doc, tu n’en finiras jamais, remarqua Dover, mais merci quand même.
Le ton était presque sarcastique, mais il saisit le regard de Jelco et hocha la tête.
Quand ils arrivèrent au rez-de-chaussée, le silence se fit à leur vue, sans parler de leur chargement bizarre. Certains lancèrent des regards mauvais en direction de Zainal, qui les ignora. Le silence se prolongea le temps qu’ils transportent les lourds appareils vers la porte. Elle avait perdu ses vitres, mais Dover en poussa le châssis, tirant après lui le monte-charge.
– Hé, combien tu vendrais ces trucs-là ? demanda un barbu, attrapant Eric par la manche.
– Personne n’a assez d’argent, répondit Eric.
– Je te t’insulterais pas en te proposant du fric, rétorqua le barbu.
– Ça suffit, Mac, dit le chef des gardes, s’interposant vivement entre les deux hommes.
Suivant les autres qui sortaient, Kris se demanda ce qu’il aurait offert. Une brise fraîche, qui sentait l’herbe récemment tondue et d’autres odeurs moins salubres, sécha la sueur de son visage.
– Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? demanda le garde, montrant les sacs de Saks.
– Oh, il y avait des soldes, répondit-elle, facétieuse, les posant dans la camionnette à côté du fauteuil dentaire.
Elle avait mal aux bras et aux poignets d’avoir trimbalé ces fournitures sur dix-huit étages. Qu’auraient-ils fait sans les monte-charge ? Soupirant de soulagement, elle se hissa sur la banquette avant et prit la bouteille d’eau qu’elle y avait vue précédemment. Elle mourait de soif. Elle la tendit à Zainal quand il se glissa près d’elle. Murray en sortit une autre de la poche de sa portière et but une longue rasade, avant qu’un coup de sifflet ne lui rappelle que le garde faisait dégager le trottoir et la rue pour leur permettre de démarrer.
– Où on va maintenant ? demanda Murray.
– 112, Treizième Rue Est, dit Jelco, consultant ses notes. Eddie Spivak, fournitures dentaires.
– Du gâteau, dit Murray. On peut descendre la Neuvième Avenue, à moins que vous ne préfériez passer par Broadway, ou même la Cinquième Avenue ?
– Le chemin le plus direct, Murray. Il faut économiser l’essence, tu le sais, dit Jelco d’un ton sévère.
– Compris !
– Murray, Macy’s2 existe toujours ? demanda Kris à voix basse.
– Ouais, mais ils ne causent toujours pas avec Gimbels, qui n’est plus là, répondit-il avec un sourire édenté rappelant celui de Popeye.
– Oh !
Maintenant, il y avait davantage de véhicules dans la rue – charrettes à bras pour la plupart, dont beaucoup chargées de vêtements et de pièces de tissu. Pensant à Floss, Kris se demanda ce qu’elle pourrait troquer contre du tissu bleu. Passant devant une carriole, elle vit une énorme tache au milieu d’une pièce d’étoffe bleue, et elle haussa les épaules, renonçant à son idée.
Ils tournèrent à gauche dans la Quatorzième Rue pour rejoindre la Deuxième Avenue, puis prirent à droite, et Kris remarqua qu’il y avait moins de véhicules. Peut-être que la circulation n’était plus contrôlée dans les rues à sens unique. Elle ne se rappelait pas bien ce quartier, en supposant qu’elle y soit jamais venue. Il y avait des immeubles à deux et trois étages, tous réservés à l’habitation, à en juger par les escaliers d’incendie, séparés par des blocs de ciment abritant de petites affaires familiales. Il y avait deux bars : elle vit des gens au comptoir en train de manger et de boire du café. Du café ? Elle se lécha les lèvres. Une tasse de café lui ferait du bien en ce moment. Lui redonnerait de l’énergie. Elle commençait à défaillir de fatigue. Combien de petits pains lui restait-il, et est-ce que ça suffirait pour le déjeuner ? Ils avaient encore deux plateaux de râblés.
– Cent douze, dit Murray avec fierté, pointant le doigt sur une bâtisse à deux étages dont la façade annonçait clairement : Eddie Spivak, fournitures dentaires.
Eric soupira de soulagement. Des deux côtés de la rue, de nombreux magasins semblaient avoir été pillés. Les fenêtres d’Eddie Spivak s’ornaient de barreaux, et la porte était pourvue d’un rideau de fer – tout cela très dissuasif pour des pillards éventuels. Murray se rangea devant et, instantanément, des visages parurent aux fenêtres des étages supérieurs.
– Ah, les voisins ! dit-il, écœuré, en coupant le moteur. Et maintenant ?
Eric avait déjà sauté à terre et enfilait en courant l’étroite ruelle séparant le magasin d’Eddie du 115. Il tambourina à la porte.
– Eddie ? Eddie Spivak ? C’est Eric. Eric Sachs. Tu es là ? Ouvre ! Il est chez lui ?
Eric s’étira le cou, s’adressant aux habitants de l’immeuble à travers l’escalier d’incendie.
– Je suis dentiste. Vieux client d’Eddie. Où est-il ?
– Il est là, lui cria une vieille femme en réponse. Mais je les ai pas vus aujourd’hui, ni lui ni sa femme, ajouta-t-elle avec méfiance.
– Eddie ! cria Eric, les mains en porte-voix. c’est Eric Sachs !
Il secoua la poignée, puis s’arrêta et regarda par le judas, s’efforçant de voir à l’intérieur.
Soudain la porte s’ouvrit, et un vieil homme se dressa sur le seuil, fixant ce qui était manifestement pour lui une apparition. Il avait un scalpel à la main, qu’il abaissa en reconnaissant son visiteur.
– Docteur Sachs !
Il s’avança et le serra dans ses bras avec enthousiasme.
– Je n’en crois pas mes yeux ! Ça fait une éternité ! Où étais-tu ?
– C’est une longue histoire, dit Eric. Mais as-tu encore des fournitures ? J’installe mon cabinet ailleurs, et j’ai besoin de certaines choses… si tu les as.
– Qui irait piller un magasin comme le mien ? dit Eddie, haussant les épaules.
Puis il avisa la camionnette et son chargement.
– Tu déménages vraiment, à ce que je vois. Ça s’est fait tout d’un coup ?
– Tout d’un coup, dit Eric, souriant à Kris et à Jelco qui s’approchaient, Zainal les suivait plus posément. Voici mes amis, Kris Bjornsen et Jelco. Zainal est aussi mon ami.
– Que fait un brassard vert de ce côté de l’Hudson ? demanda Eddie, refermant à moitié la porte comme s’il craignait l’intrusion de Jelco.
– Il nous escorte. Nous avons dû passer par les coords, tu comprends, dit Eric avec un geste désinvolte.
– Les affaires sont mauvaises, reprit Eddie d’un ton lugubre. Qui pense à la dentisterie quand le monde s’écroule ?
– Moi, dit Eric. Comment vont Suzie et les petits-enfants ?
– Suzie a été malade, et je ne sais pas où est mon vaurien de fils.
A l’évidence, les défauts de son fils étaient un vieux sujet de conversation entre eux, mais Eddie s’effaça et fit courtoisement signe à Eric d’entrer.
Kris, un sac d’une douzaine de petits pains au bras, suivit. Il régnait à l’intérieur une odeur acre, semblable à celle du cabinet d’Eric. Chaque profession a son odeur spécifique, se dit-elle.
Toutefois, l’odorat d’Eddie n’était pas affecté, car il renifla, percevant sans doute l’odeur du pain.
– J’ai besoin de porcelaine, dit Eric. Dans les nuances les plus sombres, si tu en as encore.
Eddie haussa les épaules.
– Les nuances sombres ne sont pas très demandées. Viens.
Il leur fit signe de le suivre et enfonça un interrupteur. La lumière s’alluma.
– Tiens, de la lumière ! Il y a de la lumière, Suzie ! Elle fait du tricot, tu comprends. Quelqu’un fournit la laine, et elle fournit le travail, dit-il, haussant une fois de plus les épaules de résignation. Personne n’enseigne plus les arts ménagers aux filles, tu comprends.
La lumière éclaira une petite pièce, avec un comptoir et deux tabourets. Eddie souleva un bout du comptoir et se dirigea vers la réserve.
– C’est bien qu’on ait de la lumière. Tu vas pouvoir examiner le teintier Vita.
Il fouilla sous le comptoir puis tendit à Eric un carton entouré de dessins de dents. Eric se mit immédiatement à l’examiner, jetant de temps en temps un coup d’œil sur Zainal. Puis, comme se rappelant brusquement la raison de sa visite, il sortit un bout de papier de sa poche de chemise.
– Voici la liste de ce qu’il me faut. Des plateaux, tailles un et deux. Des plateaux porte-empreintes, de zéro vingt et un à vingt-quatre.
Eddie s’esclaffa.
– A qui sont destinés ces dentiers ? A l’homme de Neandertal ? Je ne sais pas si j’ai des plateaux de ces tailles. Mais peut-être que si…
Il alla droit à une pile de boîtes en carton et en sortit une du milieu, d’un coup sec si précis que les autres ne bougèrent pas. Il posa la boîte sur le comptoir.
– Et du gel adhésif. Plusieurs tubes, s’il te plaît.
– Oui, j’en ai. Tu as de la veine, ajouta-t-il quelques instants plus tard, quatre tubes à la main. C’est les derniers, et j’ignore quand on en fera d’autres. Remarque, ce n’est pas très demandé non plus. Où vas-tu t’installer ?
– Sur Botany, dit Eric, tapotant les dents de porcelaine. Je vais prendre toutes les couleurs, de B-quatre à D-trois.
– Marché conclu, dit-il, ouvrant un tiroir.
Ils entendirent des cliquetis de verre, puis il en sortit de petits tubes qu’il aligna sur un plateau.
– Après ? Tu ne sais pas comme c’est bon de me retrouver au travail, dit Eddie avec un énorme soupir.
– Qui c’est qu’est avec toi, Eddie ? demanda une voix querelleuse de femme du petit couloir menant vers le fond du local.
– Eric Sachs, Surie.
– Eric ? Mais il paraît qu’il a été déporté.
Eddie regarda Eric, les yeux écarquillés.
– Je l’ai été, mais je suis de retour, Suzie. Ça fait plaisir d’entendre ta voix, dit-il, élevant la sienne pour qu’elle l’entende.
– Oh, Eric, tu ne peux pas imaginer tout ce qu’on a supporté, dit Suzie, et une petite femme frêle entra dans la pièce.
Ses cheveux tirés en arrière étaient noués en chignon. Elle serrait autour d’elle une vieille robe de chambre écossaise, et sur ses traits se lisaient la faim et le chagrin.
– Je m’en doute, ma chère Suzie, et ce doit avoir été terrible pour vous, dit Eric avec sympathie.
– Pas de jérémiades, Suzie. On est en affaires, la coupa Eddie, à l’évidence pour prévenir une litanie de plaintes.
– Comment va Molly ? demanda-t-elle, curieuse.
– Je ne sais pas, dit Eric, lançant un regard à Kris.
– Nous l’apprendrons peut-être aujourd’hui, répondit celle-ci, espérant que Dan Vitali avait des contacts avec les coords de Floride et qu’Eric pourrait consulter les listes de survivants de la région.
– Tellement d’amis morts ou partis Dieu sait où, dit Suzie d’un ton plaintif. Comment trouves-tu des clients à l’heure actuelle, Eric ? ajouta-t-elle, montrant d’une main noueuse le plateau que remplissait Eddie.
– Tous ceux que je peux, répondit-il. C’est agréable de recommencer à être utile.
Il lança un regard à Zainal, toujours dans l’ombre de la porte.
– C’est bien vrai, acquiesça Suzie, qui s’assit brusquement sur l’un des tabourets.
Il chancela sous son poids, et Eric la stabilisa de son bras. Elle n’était pas grosse, mais gauche. Elle sortit un mouchoir de sa poche et se moucha.
– Je suis toujours enrhumée. Il ne fait jamais assez chaud maintenant. J’aurais dû aller voir Becky en Floride avant l’invasion. Au moins, j’aurais eu chaud.
– Arrête de te plaindre, Suzie. Qui a eu chaud cet hiver ? Personne.
A l’évidence, il avait l’habitude de répondre à ses propres questions, car elle haussa les épaules, remuant sur le tabouret pour trouver une position plus confortable et resserrant autour d’elle sa grosse robe de chambre. Puis elle renifla en regardant autour d’elle.
– Je sens l’odeur du pain. Seigneur, je dois devenir folle. Je sens du pain.
Puis elle regarda Kris et ajouta :
– Je n’ai pas senti de pain depuis des mois !
– Nous avons apporté du pain et d’autres choses à manger, pour les troquer contre ces fournitures, dit Eric. Nous avons pensé que c’était mieux que de l’argent.
– Je n’aurais jamais cru qu’il y aurait quelque chose de mieux que l’argent, fit Suzie, se frottant le pouce et l’index en un geste séculaire.
Ni Eddie ni Eric n’avait parlé de payer les articles à présent alignés sur le comptoir, mais Kris ouvrit son sac, et l’odeur du pain frais emplit la pièce. Elle offrit un petit pain à Suzie.
– Je les ai faits moi-même, dit-elle presque d’un ton d’excuse en le lui donnant.
La vieille femme tendit une main hésitante, regardant Eddie comme si elle n’osait pas accepter sans son approbation. Il hocha la tête.
– Prends, l’encouragea Kris, lui mettant presque le pain dans la main.
Les doigts de Suzie se refermèrent dessus, comme si elle avait peur que Kris ne le reprenne.
– Tu veux bien m’excuser ? dit Suzie, sortant à reculons en serrant] e pain sur son cœur.
Kris posa son sac sur te comptoir et offrit un petit pain à Eddie, qui le dévora des yeux, comme avait fait Murray, avec concupiscence.
– Je n’ai rien à vous offrir à boire, dit Eddie avec regret.
– Nous avons tout ce qu’il nous faut, répondit Eric d’un ton rassurant.
Eddie prit une profonde inspiration.
– Vous pourriez même faire payer l’odeur, vous savez, murmura-t-il. Qu’est-ce qu’il te faut d’autre ? demanda-t-il, les deux mains posées sur le comptoir.
Eric énuméra quelques autres articles, qu’Eddie alla prestement chercher dans son stock.
– Hélas ! je ne peux pas te faire crédit, Eric, même si tu étais toujours le premier à régler, dit-il, lorgnant le petit pain. Et deux petits pains, ce n’est pas suffisant.
Kris regarda dans son sac.
– Une quinzaine de petits pains…
– Alors…
– Et encore autre chose à manger. Zainal, demande à Dover d’apporter un plateau de râblés.
– De râblés ! fit Eddie, étonné.
– C’est une sorte d’oiseau de Botany qui est très savoureux. C’est du gibier. Et rôti.
– Casher ? demanda Eddie.
– Tu as dit casher ? dit Eric, surpris.
Il tapota amicalement la main d’Eddie.
– Je sais que Dieu est partout et voit tout, mais vous semblez avoir besoin de quelques bons repas, tous les deux. De plus, rassure-toi, c’est un animal de type casher, dont la consommation est permise, même s’il est d’origine extraterrestre. Vas-tu insister sur le côté casher quand j’ai de bons produits à t’offrir en échange de tout ça ?
– Nous avons de l’or, proposa Zainal.
– A quoi pourrait bien nous servir de l’or avec la pénurie qui règne ? demanda Eddie.
– Tu n’étais pas tellement orthodoxe, Eddie, dit Eric avec tant de fermeté qu’Eddie haussa les épaules.
– Non, mais j’ai toujours ma fierté ethnique.
Eric poussa un soupir exaspéré juste comme Dover entrait avec le plateau de râblés, qu’il avait judicieusement couvert d’une serviette. Il l’enleva avec fierté, découvrant les morceaux de râblés bien dorés. Malgré ses principes, Eddie ne put s’empêcher de les regarder avec convoitise. Kris le vit remuer les lèvres, pas tant de gourmandise que parce qu’il comptait. Le plateau contenait vingt-quatre portions. Quand il eut terminé son calcul, Eddie joignit les mains presque avec révérence.
– Il y a assez pour manger pendant des jours ! dit-il avec un soupir de contentement. Et le pain aussi ?
– Les deux. Bon appétit et bonne santé ! dit Eric. Est-ce suffisant pour payer mes achats ?
– Plus que suffisant. On peut aussi en faire de la soupe ? demanda-t-il à Kris, montrant les râblés. Ça ressemble à du poulet.
Kris éclata de rire.
– Le bouillon de poulet est bon pour le rhume. Je ne sais pas si nous nous en servons pour ça sur Botany, mais en tout cas, ça fait de la bonne soupe.
– Tu nous sauves la vie, Eric, dit Eddie avec solennité, croisant les mains sur son cœur.
– Le sac à dos ne nous appartient pas, intervint Kris, entendant Jelco toussoter. Et je voudrais aussi récupérer mon plateau, si possible.
– Une minute, s’il vous plaît, dit-il.
Soulevant le bout du comptoir, il s’engagea dans le couloir par lequel Suzie avait disparu, puis il fit demi-tour et s’empara d’un morceau de râblé avant de repartir.
Ils entendirent un glapissement aigu, puis une conversation excitée, et enfin Eddie revint avec un plateau et une corbeille à pain. Il vida le sac à dos dans la corbeille et transféra soigneusement les morceaux de viande dans le plateau, se léchant les doigts à la fin de l’opération.
– Hum, pas mauvais, dit-il avec un sourire de gnome malicieux.
Eric lui tendit la main.
– Alors, marché conclu ?
Eddie la prit et la serra vigoureusement.
– C’est la meilleure affaire que j’aie faite depuis des semaines.
Puis Eric emballa soigneusement ses achats dans le sac à dos.
– Est-ce que tu reviendras un jour de cette Botany, Eric ? demanda Eddie, comme ils se dirigeaient tous vers la porte.
Eric haussa les épaules.
– Qui sait ?
Eddie les raccompagna, et ils échangèrent encore des vœux de prospérité. Une fois ressortis dans la ruelle, ils entendirent Eddie tourner des clés et pousser des verrous.
Des gamins s’étaient rassemblés autour de la camionnette, Murray s’efforçant de les éloigner, tandis que Wylee, campé jambes écartées sur la plate-forme, arborait son air le plus féroce.
– Le cirque est fini, filons, dit Jelco, faisant signe à Kris et à Zainal de prendre place dans la cabine. Tu as trouvé tout ce qu’il te fallait, doc, ajouta-t-il, tandis qu’Eric tendait le sac à Dover, l’adjurant de le manier avec précaution.
– En fait, plus que je n’espérais. Eddie avait toujours son stock à jour. Et rien n’approche des dates de péremption.
– Qui ne veulent plus rien dire aujourd’hui, remarqua Kris en riant. Bon, je ne sais pas pour vous, mais moi, j’ai faim. Nous avons encore assez de râblés pour le déjeuner, et deux douzaines de petits pains.
– On déjeunera en roulant, dit Jelco, montrant les gosses qui s’écartaient de la camionnette. Je n’ai pas envie de provoquer une petite émeute quand ils verront qu’on a de quoi manger.
– Oh ! dit Kris, incapable d’en dire davantage. On devrait peut-être… ajouta-t-elle devant les frimousses affamées.
– Charité bien ordonnée commence par soi-même, dit Jelco avec tant de fermeté que Kris réprima sa compassion habituelle.
Ils n’avaient pas vraiment assez pour partager.
Ils s’engagèrent dans la Treizième Rue, où il n’y avait aucun visage aux fenêtres. Murray avala presque tout rond sa portion de râblé, se léchant les doigts, avant de couper son pain. Personne ne demanda une deuxième ration, mais ils avaient encore des restes.
Ils retournèrent au Tunnel Lincoln, Kris s’efforçant de ne pas regarder, à chaque coin de rue, les petits groupes pathétiques de gens en haillons et affamés. Ils s’arrêtèrent juste le temps que les gardes vérifient leurs papiers, tout en jetant des regards curieux sur leur cargaison.
Kris ne pensa même pas à l’air qu’elle respira pendant ce second passage sous l’Hudson. Quelques bouffées d’air vicié ne la tueraient pas. Mais elle inhala à pleins poumons à la sortie.
– Dites donc, ça sent bon, le New Jersey !
– Même Secaucus sent bon maintenant qu’on n’y élève plus des cochons, dit Murray. Pourtant, je supporterais bien l’odeur si ça me donnait un rôti de porc de temps en temps.
Ils prirent l’autoroute jusqu’à l’aéroport, sur leur droite. Visible également, la masse du BASS-1, juste là où ils l’avaient laissé.